De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs, éd. cipM / Instituts français de Saïda & de Beyrouth, 2012 | : pages 32-37 ; pages 56-65
 
 

15 x 21,2 cm, 84 pages
978-2-909097-98-5


F.aire L.a Feui||e
2008

Le cow-boy et le poète
2011

part &,
2011
 

Critiques


Michaël Batalla pour Le monde diplomatique

Cet ensemble poétique a été composé lors d’une résidence d’auteur au Liban durant l’automne 2011. Un vers en scande les séquences, comme l’énoncé d’une méthode visant à maintenir la sensibilité à son degré le plus haut : « Je suis venue vierge. » Dès lors l’enjeu sera de « penser dans sa langue en butte aux autres » la confrontation aux horizons, aux divisions et aux tensions internes, le surgissement permanent des récits dans les paroles rencontrées. Il faudra aussi démêler l’entrelacs des désirs éveillés — « une main offre l’extérieur » — et de ses propres souvenirs venus d’ailleurs pour que « disparaissent les taches noires, le sel des larmes, les zones aveugles » et que prenne forme, « constance, au-delà des recoupements », une possible langue d’amour.


Emmanuèle Jawad pour libr-critique

Traversé par l’expérimentation, ce livre superbe d’Anne Kawala s’ancre dans le lieu d’une résidence accordée par le centre international de poésie de Marseille au Liban (Beyrouth et Saïda).

L’ouverture du livre s’apparente à sa clôture. Un même document iconographique marque, par sa symétrie, un double sens de lecture (droite/gauche et à l’inverse), renforcé par la légende en langue arabe, lors de l’ouverture du livre, en langue française, lors de sa clôture. La question du « miroir méditerranéen » est posée, celle des passages entre les cultures arabes et européennes. L’image est issue d’une illustration réalisée pour Le Roman de la Rose de Guillaume de Loris et Jean de Meung. Le titre du livre De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs y fait référence.

L’espace est ici historique, géographique et politique. Il est à considérer dans son rapport avec la mémoire « (…) l’impossibilité de situer l’espace de la mémoire à l’emplacement désiré, à cause de la taille des souvenirs(…) ». L’espace est aussi celui de la page elle-même et de l’écriture qui la recouvre déplaçant, dans un travail minutieux de composition et de mise en espace, ses zones d’occupation et ses marges, quelques pans laissés vierges marqués dans l’angle, par un vers unique ou un signe graphique, de ponctuation. La préoccupation graphique rejoint ici la dimension sonore dans le travail de la langue elle-même et dans son lien aux autres langues.

La lettre arabe waw و investit l’espace graphique et sonore du livre. Perçu en tant que phonème [u], il permet d’aborder conjointement les notions de choix (ou) et de lieu (où). L’auteure en fait usage comme d’un signe de ponctuation mais sonore plutôt quesilencieux. Le son [u] sous la graphie arabe وrejoint alors la signification d’un « et/ou » que l’on retranscrira plutôt par un « éou » fréquent dans les livres d’Anne Kawala ( à situer également dans une proximité avec la construction anglaise virgule + and). Le livre abonde de signes graphiques (* ; , :). Certains en gros caractères, dans la dernière partie, occupant seuls un angle d’une page, apparaissent comme les marques d’ouverture ou de fermeture d’une séquence. Le livre se clôture ainsi par deux points : une clôture en forme d’ouverture précédée par un dernier vers marquant le lieu de passages « j’aurais besoin de voir la mer ». La virgule permet également de scinder certains mots. Elle peut également se réitérer. Les chiffres (de 1 à 3) ponctuent le texte comme autant de clés permettant d’en saisir la portée. Récurrence des chiffres 2 et 3, le chiffre 3 rappelant les 3 langues parlées au Liban, les 3 frontières au départ. Le texte intègre chacune des langues (français, arabe, anglais), « Penser dans sa langue en but aux autres ».

L’écriture se déploie par fragments, agencement de strophes, vers, quelques-uns surgissant à nouveau, flux d’un chant avec effets de boucle où la répétition s’opère dans le corps du texte, au regard également d’une poésie arabe travaillée par la sensation de la répétition. L’espace s’articule ainsi, dans le rapport entre la répétition et le silence, donnant à voir ce qui pourrait être une partition, venant se définir comme un temps.

Un espace-temps où l’image-temps filmique, deleuzienne, viendrait affleurer les fragments d’écriture. « Tu n’as rien vu ». La citation du film d’Alain Resnais Hiroshima mon amour et du livre de Marguerite Duras jalonne le livre. Quelques paroles entendues sont transcrites directement dans le texte, échanges (certains évoquant la guerre ou en référence à la situation du pays), dépêches introduites, citations littéraires, artistiques (Mallarmé, Mondrian, Burroughs, Duras..), bribes importées mises en évidence par la typographie, une modification des polices, marquant des ruptures formelles dans le montage textuel. Cette capture par endroits d’éléments hétéroclites se fait dans le travail soutenu de la langue et de la construction des vers. L’écriture se déploie dans un travail sonore et visuel de créations lexicales. L’incorporation de mots qu’une innovation néologique sous-tend (création de verbes, dans des glissements homophoniques, création d’adjectifs, de mots liés) s’établit dans un foisonnement des procédés de formation des vers tirant l’écriture vers sa singularité et la beauté.


Jean-Paul Gavard-Perret pour sitaudis.fr


Ayant obtenu par le centre international de poésie de Marseille une résidence au  Liban,  Anne Kawala a rencontré une langue inconnue  : l’arabe libanais. Elle a aussi pu comprendre  les enjeux politiques de la multitude de langues pratiquées dans ce pays pluriel et fragmenté. Peu à peu confrontée à la langue arable et se frottant à des écrivains libanais la créatrice est parvenue à une compréhension et une traduction de cette langue en l’extirpant de tout lyrisme pour n’en retenir que les motifs, les processus de répétitions et de figurations. « De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs » « figure » les différentes langues pratiquées au Liban. Les séquences sont scandées d’un vers premier susceptible de proposer l’énoncé d’une méthode. Elle tient à maintenir la tension de l’émotion : « Je suis venue vierge. » écrit celle dont l’enjeu est ici de  « penser dans sa langue en butte aux autres »  comme aux divisions et aux tensions au sein d’un surgissement de récits. L’auteur dont« une main offre l’extérieur »  parvient à démêler l’entrelacs des désirs éveillés et ses propres souvenirs occidentaux pour que « disparaissent les taches noires, le sel des larmes, les zones aveugles ».De cette approche surgit la « constance, au-delà des recoupements » entre clôture et ouverture. Un même document iconographique (une  illustration réalisée pour Le Roman de la Rose de Guillaume de Loris et Jean de Meung auquel le titre du  livre de Kawala fait référence)   marque, par sa symétrie, un double sens de lecture (droite/gauche et à l’inverse), renforcé par la légende en langue arabe, lors de l’ouverture du livre, en langue française, lors de sa clôture.

       Comme l’a bien montré Emmanuèle Jawad dans son article sur le site libr.critique, l’espace livresque est à la fois  historique, géographique et politique  dans son rapport à une mémoire ou plutôt  « l’impossibilité de situer l’espace de la mémoire à l’emplacement désiré, à cause de la taille des souvenirs(…) ». En  un travail minutieux de composition et de mise en espace, en des zones d’occupation et de marges vierges  le graphisme rejoint la dimension sonore d’une langue en une autre.  La lettre arabe « waw » investit l’espace graphique et sonore du livre. L’auteure en fait usage comme d’un signe de ponctuation mais sonore. Le son [u] sous la graphie arabe rejoint  la signification d’un « et/ou » qui peut se transcrire dans le   « éou »  présent souvent dans les livres de l’auteure. En celui-ci l’écriture se développe  par fragments, strophes, vers, répétitions d’un flux sonore jouxtant parfois le silence dans une sorte d’image temps et mouvement chère à Deleuze mais aussi aux prises avec le constat de Duras « Tu n’as rien vu ».

    Afin de prouver le contraire l’auteure transcrit directement dans le texte certains échanges, introduit des dépêches d’agence et des citations  ( (Mallarmé, Mondrian, Burroughs, Duras..), des modifications de  polices pour  marquer des ruptures formelles dans le montage textuel. Cette hybridation crée un texte sans « genre » précis auquel le rattacher. Il porte l’écriture vers une superbe étrangeté poétique et engagée. Face aux murs du temps, la lumière diffuse du Liban est prise dans le piège de volutes et de courbes. Elle vibre et déborde dans une fable évidée de tout affabulation. Kawala permet d’atteindre ni le propre ni le figuré mais des zones où nous perdons la capacité de penser de manière tranchée et où la créatrice propose le génie du lieu et la hantise d’un non-lieu.


A propos

Grâce à une résidence que m’a accordée le centre international de poésie de Marseille au Liban et notamment Beyrouth et Saïda, j’ai pu approcher une langue totalement inconnue, l’arabe libanais, tout en pouvant commencer, par la présence de l’anglais et du français, à appréhender les enjeux politiques de la multitude de langues pratiquées, ainsi que les lieux affectifs de leurs emplois. L’une de mes questions, au seuil de cette résidence, était celle de l’impossibilité de la traduction, sans qu’elle ne paraisse lyrique, voire empruntée, alors que si musicale dans sa version originale, de la poésie arabe. Ayant eu la chance de rencontrer des poètes et des écrivains libanais (Hyam Hyared, Paul Chaoul, Abbas Beydoun, Iskandar Habache,...) et ayant pu discuter avec eux de cette question, m’est devenue compréhensible et traductible une approche de la poésie arabe, incluant le motif et la répétition, la figuration. Cela a donné lieu à un livre, dans lequel figurent les différentes langues pratiques au Liban, De la rose et du renard, leurs couleurs et odeurs.